collecte d'un été portugais

Fernando Pessoa

Salut à Walt Whitman (extrait)
[…]
Je ne peux jamais lire tes vers d'une seule traite… Il y a trop à sentir…
Je traverse tes vers comme une foule qui me bouscule,
Et je sens des odeurs de sueurs, d'huiles, d'activité humaine et mécanique.
Dans tes vers, à un moment donné je ne sais plus si je lis ou si je vis,
Je ne sais plus si ma place réelle est dans le monde ou dans tes vers,

Je ne sais plus si je suis ici, debout sur la terre naturelle,
Ou la tête en bas, pendu par une sorte d'appareil,
Au plafond naturel de ton inspiration débordante,
Au milieu du plafond de ton inaccessible intensité.
[…]


Herberto Helder
Cette main qui trace l'ardente mélancolie
de l'âge
est aussi celle qui serpente aux sources de la tête,
qui ouverte à l'image du monde entre
les deux tempes
attise le cœur somptueux.

*****

Branchies par quoi toute lumière éclose respire,
rose,
la première.

*****

Incertain grandit un poème
dans les désordres de la chair.
Il monte sans mots encore, purs plaisir et férocité,
peut-être comme du sang
ou une ombre de sang irriguant l'être.

*****

Donnez-moi une jeune femme avec sa harpe d'ombre
et son arbuste de sang. Avec elle
j'enchanterai la nuit

*****

Ma tête tressaille de tout l'oubli.
Je cherche à dire comme tout est autre chose.
Je parle, je pense.
Je rêve terriblement campé sur les os de mes pieds.
Et c'est toujours autre chose, une
même chose recouverte de noms.
Et la mort passe de bouche en bouche,
avec cette salive légère,
cette terreur toujours présente
au tréfonds inexprimé d'une vie.


Sophia de Mello Breyner Andresen

BIOGRAPHIE

J'ai eu des amis qui mouraient, des amis qui partaient
D'autres qui brisaient leur visage contre le temps.
J'ai haï ce qui était facile
Je me suis cherchée dans la lumière, dans la mer, dans le vent.

*****

MER

1.

Parmi tous les lieux du monde
J'aime de l'amour le plus fort et le lus profond
Cette plage extasiée et nue,
Où je me fonds à la mer, au vent et à la lune.

2.

Je sens la terre, les arbres et le vent
Que le printemps gonfle de parfums
Mais en eux je ne désire je ne recherche
Que l'exhalaison sauvage de la houle
Montant vers les astres comme un cri pur.



Jorge de Séna

DISTIQUE
La vie qui crie beaucoup ne dit jamais rien.
La mort qui dit toujours tout est bien silencieuse



Eugénio de Andrade

NOCTURNE DE LISBONNE

Tard dans la nuit, la mort au fond de sa poche,
chaque homme cherche un fleuve où dormir
et les pieds sur la lune ou sur un grain de sable
il s'enroule dans le sommeil qui voulait le fuir.

Chaque rêve meurt dans les mains d'un autre rêve.
Dix sous d'amour furent dépensés à attendre.
Le ciel qui nous promet un ange saoul
est un matelas crasseux au cinquième étage.

*****

LE LIEU LE PLUS PROCHE

Le corps n'est jamais triste;
le corps est le lieu
le plus proche où chante le feu.
C'est dans l'âme seule que la mort fait sa maison.

*****

Le matin arrêté.
Le bleu.
La profondeur de la pupille.

Ce n'est pas encore la soif,
la meute
la fièvre.

Le torse nu –
la lumière vacille.

*****

C'est quand la pluie tombe, c'est quand
on le regarde doucement que brille le corps.
Pour dire cela la bouche est bien peu de chose,
il serait nécessaire que les mains aussi
voient ce brillant, qu'avec lui elles composent
la musique, et même bâtissent la maison.
Tous les mots parlent de ce feu,
ont le goût de peau de cette lumière mouillée.

*****

Même le plus friable
des mots
a des racines dans le soleil –
comme le matin
des barques sur la mer.

*****

Avec le temps s'approcheront les fleuves
et les montagnes, avec le temps
il finira par venir manger dans ta main
et faire son nid dans ton lit
le silence.

Fernando Echevarria

LA SOLITUDE

La solitude est cette mer immense
où les morts n'ont pas arrêté de vivre.
Et où les vivants cueillent la tristesse
d'aller en mourant sans savoir à quoi,
malgré tout leur souci. Bien qu'y advienne
l'éminente naissance à ce qu'on est déjà.


Gastao Cruz

DANS LA POESIE…

Dans la poésie je cherche une maison où l'écho
Existe sans le cri qui pourtant l'engendre.

Nuno Judice

POEME

La tristesse qui corrode tes phrases, dans
l'égouttement de la vie que nous n'avons pas eue, dans le temps
que nous n'avons ni n'aurons, dans ce bruit
de papier tapissant les armoires et les
cagibis, dans les mots qui blessent
comme des pierres et des épines, dans le vent
balayant les champs de la mémoire,
dans la femme qui t'a regardé comme si
elle ne t'avait pas vu, et l'homme qui a dévié son regard
parce que ni le soleil ni l'amour ne peuvent
se regarder de face, cette tristesse s'abat sur mon âme,
me dérobe le rire de tes lèvres, m'enlace
à ta douleur aussi lointaine que l'horizon. Mais
j'ai besoin de t'entendre, même avec la tristesse de
tes phrases, avec l'écho des insomnies et des solitudes,
avec le désir qui tombe au milieu des silences
et des murmures : afin que ta voix demeure au-
dedans de moi, m'enivre de ta tristesse,
et me donne le rythme des phrases que la nuit corrode.


Antonio Ramos Rosa

CELUI QUI ECRIT

Celui qui écrit veut mourir, veut renaître
dans un bateau ivre au calme abandon.
Celui qui écrit veut mourir dans des bras matinaux
et dans la bouche des choses être une larme animale
ou le sourire de l'arbre. Celui qui écrit
veut être terre sur la terre, solitude
adorée, resplendissante, odeur de mort
et rumeur du soleil, la soif du serpent,
le souffle sur le mur, les pierres sans chemin,
le midi obscur tombant sur les yeux.

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