Philippe Jaffeux, Alphabet (de A à M)
Un
livre qualifié de « proliférant
et multiforme »
(C.Vercey), « vertige
lucide »
(F.Huglo), « nouvelle énergie » et « une
des plus grandes entreprises littéraire du temps »
(J-P Gavard-Perret), ne peut qu'intriguer et inviter à la
découverte. A contrario, le même livre, un pavé de près de deux
kilos, au format 21x29,7 pourrait faire fuir. Mais ce nouvel Objet
Littéraire Non Identifié mérite vraiment les hommages qu'il reçoit
un peu partout.
Philippe
Jaffeux, qui affirmait « Le
propre de l'homme est de se salir au contact d'une parole
transparente »
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n'hésite pas à nous nettoyer l'esprit avec toute l'encre des
manques, interstices et pages blanches. Revenir aux fondements non
pas de la langue mais de la civilisation : l'alphabet (mais qui
du chiffre ou de la lettre fut le premier?), et y tenter la fission
avec les nombres. Une nouvelle forme de poésie géo[poé]métrique
non affiliée à l'Oulipo mais bigrement assistée par les
ordinateurs et les mathématiques.
Puisque
selon l'AdAge tout commence en chansons, 390 pages d'un « assemblage
de mots surnaturels »
pour soigner sa « fureur
numérique »,
de la lettre A à M, avec à chaque fois des règles d'écriture, de
typographie et de nombres différentes. Et quelles règles !
Exemple :
-Notes
: La lettre F, intitulée «Lettre ! », présente 26 lignes sur
chacune des 26 pages. La page A compte exactement 26 lettres A et
ainsi de suite jusqu’à la page Z qui contient 26 lettres Z. La
mise en italique de la pagination s’accorde avec celle des 676 lettres comptées. La dernière phrase se termine par deux points qui annoncent la lettre G.
-Précisions
: La pagination est absente sur la dernière page de F. La 26ième
ligne de la page X récapitule 538 points d’exclamation. 26 espaces
de curseur sur la 20ième ligne de la page Y.
Allez
voir, vous comprendrez mieux...
Jaffeux
s'adonne donc pour notre plaisir à la gymnastique des hasards (il
préfère l'écrire « hasart »)
et des mathématiques (où j'apprends que le carré de 26 (soit
alphabet²) fait 676, que 26 au cube fait 17576 et que des mots
peuvent aussi s'élever en exposants). Il rédige ainsi des milliers
d'aphorismes (qu'il faudra bien un jour qualifier de jaffeurismes)
qu'il ordonnance de façon très subtile sous différentes formes
d'expérimentations divagatoires de destruction/création. Mais
ordonnancement, ordinateurs, ordre certes, mais ce n'est que pour
mieux proposer de lire ce recueil dans le désordre.
Dans
cette avalanche délicieuse d'alphabets (« alphabet
vertigineux »
dans un « cycle
hypnotique »)
et d'écritures automatiques sorties d'on ne sait quel ordinateur
cérébral hyperlogorrhéique, le lecteur est comme aspiré dans une
spirale inconnue transpirante et jubilatoire. Un espace où l'on
perdrait pied sans perdre la tête. Une tourneboulangue qui apporte
une forme d'ivresse à qui se laisse entraîner. Une plongée en
hauteur dans les étoilphabets de l'espace intime entre les mots. Des
énoncés innocents pour écrire l'imprononcé de la page blanche et
des formes.
P.Jaffeux
dicte ses textes au dictaphone et par le miracle de l'électronique,
le son de sa voix attrapée est transformé en textes écrits, (en
« tissus
d'octets rapiécés »)
mis en forme en carré (rappel de la disquette informatique) ou bien
en rond (du CD-Rom) comme pour rechercher une certaine quadrature
littéraire du cercle... Les textes sont mobiles également et
descendent parfois dans la page. Et quand Jaffeux joue de la
mécanique de la ponctuation, il y a beaucoup d'inventivité dans ces
points et ces virgules là.
Mais l'aspect graphique n'est pas l'essentiel même si « l'alibi
de la page déterritoralisée »
est très important dans le travail de Philippe Jaffeux.
Venir
à bout de cet Alphabet prend du temps, à ceux qui n'en ont pas mais
en redonne à ceux qui viennent y picorer. Parfois le mouvement
narratif de cet ouvrage est un peu froid (quand les ordinateurs
chauffent trop) mais Jaffeux a su sortir de l’exiguïté des
abécédaires pour donner de l'air à sa production
poétique. Ce voyage en alphabet est un voyage kaléidoscopique entre
les mots, entre les vides et les pages blanches (« semant
la récolte d'un vide.. »).
Un chaud et froid salutaire sur nos habitudes de lecture.
Je ne
sais pas s'il faut tout lire de ce livre, mais je suis certain qu'il
faut tout dévorer, y compris les espaces et la ponctuation. Et nul
doute que ceux, qui comme Philippe Jaffeux respirent « à
l'aide d'un dictionnaire »
aurons hâte de découvrir la suite (N et O déjà publiés).
Philippe
Jaffeux
Alphabet
(de A à M)
éditions
PASSAGE D’ENCRES / TRACE(S), 2014
Moulin
de Quilio - 56310 Guern.
394 p.
30 €
+ 6 € de frais d’envoi
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