Cécile Coulon, Seyhmus Dagtekin et Roland Reutenauer
Des
ponts et des ronces
Trois auteurs, trois âges, trois
styles et pourtant des points communs. Des ponts et des ronces, mais
surtout la poésie dans les mots.
Les ronces de Cécile Coulon
Cécile Coulon est la plus jeune de
ces trois poètes. Elle publie Les
ronces au Castor Astral.
Bien que le titre ne le laisse pas penser, cet ouvrage est bien un
appel à "vivre dans
les hautes lumières".
Poèmes écrits sur plusieurs années,
Cécile Coulon revient sur son passé avec sans doute quelques
"ronces", "Ma
force c'est d'avoir enfoncé mon poing sanglant / dans la gorge du
passé", "On se remet de tout / mais jamais / à
l'endroit".
Mais ce recueil est aussi un chant
d'amour "ce visage
endormi que tes yeux éclaboussent / de ce bleu si profond où la
nuit / je ramasse / ce qu'il faut de trajet de tes lèvres à ma
bouche / pour pouvoir le matin s'arrêter / se suspendre au bord / du
temps qui passe / comme deux grands oiseaux / alourdis par la pluie /
font sécher au soleil / leurs plumes d'oreillers"
"C'est
la fièvre qui parle / avec ses lèvres crevées d'avoir aussi soif /
qu'un chien mourant sous une marche d'escalier / avec son corps brisé
en travers des draps trempés / ces plaintes tranchées par des
larmes brûlantes / nous n'avons plus l'habitude d'avoir mal / cette
nuit, mon amour / c'est la fièvre qui parle"
"je
cesserai d'écrire des poèmes le jour où l'on cessera / de
considérer / les hommes sincères / comme des hommes malades / en
attendant la rivière continue / elle / la pluie continue / elle /
demain matin les ronces vont griffer les renards dans les bois / le
ciel ce grand poumon sauvage a jeté ses filets / sur les hommes tout
en bas / seul le bruit de la terre arrive depuis la fenêtre
ouverte."
Avec une poésie narrative, parsemée
de quelques anaphores, Cécile Coulon situe ses poèmes, assez
souvent, dans les paysages d'Auvergne et de la Drôme mais aussi du
Vanuatu.
Le style de Cécile Coulon est une
écriture qui donne envie de dire je t'aime autrement avec plus de
lumière et d'herbe sauvage. Lisez cet ouvrage magnifique, vous
regarderez le quotidien autrement.
Juste un pont sans feu de Seyhmus
Dagtekin
Les éditions du Castor Astral
viennent de rééditer Juste
un pont sans feu qui avait
reçu en 2007 les prestigieux prix Mallarmé et le prix
Théophile-Gautier. Ce fut le 5ème ouvrage de Seyhmus Dagtekin édité
par le Castor Astral, et de nombreux autres suivirent dans la
fidélité des mots et des combats.
"Il
y aura quelques ronces, mais les choses finiront par s'arranger."
C'est une vision optimiste que propose Seyhmus Dagtekin. Il tente de
relier l'humain par le pont des mots que chacun emprunte à sa
manière. Avec un regard bienveillant sur l'humanité "Comment
exister dans le regard de l'autre, comment faire exister l'autre dans
mon regard ?".
Dans un style foisonnant, Dagtekin
déploie tout un lyrisme très personnel dans son travail sur le
langage poétique "La
langue s'éloigne comme une poche qui se vide".
"Je chanterai et
m'éloignerai de tout ce qui est langue pour m'approcher du mot que
tu n'auras pas à prononcer".
Et par moment, ce lyrisme se mélange à un surréalisme transfiguré
que l'auteur revisite à sa façon. "Je
sais que tu ne sors pas de mes mots. Que tu n'es pas chargée que de
mes minuscules. Que tes doigts ne sont pas tirés que par mes
majuscules / Pas de pointillés. Pas de lignes / Que le vert de tes
yeux / Mais je suis tombé dans le suaire de mes becs / Bon repas /
Bon trépas / Entre chien et louve / Elle s'y terre et y démasque
ses oreilles / Par des trèfles à quatre feuilles / Elle y perce la
mâchoire des sédentaires".
On trouve également dans ce recueil
un peu de mélancolie "A
défaut de douceur, ne nous restera-t-il que mélancolie ?".
"Bien sûr, l'on tient
la main de l'autre pour éviter de trouver la sienne dans le vide.
Pour ne pas ouvrir un cimetière à côté d'un lit. Parce qu'à
chacun ses hantises, à chacun ses cauchemars qui lui dévorent le
jour." Une forme
d'inquiétude face à l'avenir "Sait-on
de quelle tare surgira l'avenir?".
Et puis aussi une belle invitation à l'intégration dans notre pays
: "Vas-y, bouge-toi
dans ce pays des clos / Face à la variété de tes douleurs / Qui
passent sous les ponts bordant les collines / Boisées d'arbres et
de couleurs / Vas-y boulange ta pâte / Boulange ton pays d'orangers
avec ce pays de collines".
Cette réédition, onze ans plus tard,
prouve que le talent de Dagtekin récompensé par les prix Mallarmé
et Théophile Gautier s'est confirmé. Quel que soit votre chemin,
empruntez ce pont sans feu, allez vers le style de cet auteur kurde
qui mélange à merveille sa double culture.
Le portail dans les ronces de
Roland Reutenauer
Quant à Roland Reutenauer, il publie
Le portail dans les ronces
chez Rougerie (lui aussi une belle fidélité à noter) .
Cet ouvrage, avec la lucidité liée à
l'âge "avec ses années
nombreuses", est comme
un chemin vers "le
portail dans les ronces".
Cette mort, ce seuil à franchir, ce "pont
fatidique", quand il
s'agit "de poser / ses
lèvres une dernière fois / sur la paupière du jour".
Reutenauer est attentif aux moindres détails qui lui parviennent du
monde (les avis de décès ou la profanation de tombes juives) mais
aussi de la nature "Coupé
une branche basse du bouleau / la sève tombe goutte à goutte / et
scintille au soleil de mars // il applique un pansement sur le
moignon / car toute la sève il faudra / pour faire les feuilles une
nouvelle fois // on ne pourra pas dire / qu'il a attenté à la vie
de son bouleau".
Un chemin de vie donc, au contact de
la nature et des mots pour dire la vie et la nature, avec pour
l'accompagner les mots de Goethe, Héraclite, Mallarmé, Rutebeuf,
Trakl. Toujours motivé par l'invention du langage "Il
se sent pressé / d'écrire encore quelques mots / sans les obscurcir
// de la langue apprise / il voudrait garder les premiers / qui
conjuguent le mieux / présence et perte".
"Il trébuche sur les
poncifs / et les vieilles phrases / à l'approche du grand portail //
il tient à hisser du profond / une parole de son âge / c'est comme
si le jamais entendu / le jamais lu dédaignaient de s'immiscer"
Reutenauer, même s'il n'utilise pas
le je et privilégie la troisième personne, "déroule
le fil de son enfance"
et revoit ses grands-parents. "Le
soir, il trie quelques souvenirs / et s'ils n'en garde que les
plaisants / les autres dévastent sa nuit".
"Il souhaite fort la
paix intérieure / il la sait hors d'atteinte"
Son portail dans les ronces reste
toujours ouvert à l'émotion et la nostalgie "Jusqu'à
la dernière goutte / il pressera la nostalgie // il relève la tête
et voudrait s'engager / léger les poches vides sur le sentier des
chèvres / qui mène à l'herbe courte aux rares fleurs / avant de
s'effacer dans le bleu et le froid".
La poésie comme pont par-dessus les
ronces. Lisez ces trois auteurs.
Les ronces
Cécile Coulon
Le Castor Astral 2018
240 pages
14€
Juste un pont sans feu
Seyhmus Dagtekin
Le Castor Astral 2018
10€
Le Portail dans les ronces
Roland Reutenauer
Rougerie 2018
12€
Note de lecture publiée également sur le site Recours au Poème
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